ANALYSE ET SÉMIOLOGIE MUSICALES

ANALYSE ET SÉMIOLOGIE MUSICALES
ANALYSE ET SÉMIOLOGIE MUSICALES

Depuis le milieu de la décennie de 1970, un grand nombre de recherches empiriques ont fait de la sémiologie musicale un des axes originaux de l’analyse musicale. Sous son influence, l’analyse dispose aujourd’hui de méthodes inspirées de la phonologie, de la technique paradigmatique, de la grammaire générative; la sémantique musicale est parvenue, avec les outils de la psychologie expérimentale, à des résultats vérifiables. Dans une perspective plus vaste, l’une des branches de la sémiologie musicale s’attache à montrer comment les stratégies compositionnelles, les structures immanentes de l’œuvre et les stratégies perceptives sont reliées entre elles. La sémiologie musicale est passée des affirmations théoriques à la mise en œuvre concrète d’outils analytiques.

1. Aperçu historique

Du strict point de vue de l’impact sur le public, la sémiologie musicale a connu son heure de gloire vers 1975, après la parution de numéros spécialisés de revues et avec la publication d’ouvrages de synthèse: entre 1971 et 1975, la défunte revue Musique en jeu consacre ses numéros 5, 10, 12 et 17 à cette nouvelle tendance, Jean-Jacques Nattiez publie ses Fondements d’une sémiologie de la musique en 1975 et, en 1976, Gino Stefani fait paraître en Italie son Introduzione alla semiotica della musica . On pourrait encore citer les nombreuses sessions spéciales de congrès musicologiques, qui, tant en Europe qu’aux États-Unis, s’intéressent à elle entre 1973 et 1978.

Mais cette émergence forte ne signifie pas que l’on s’entende à l’époque sur une définition claire de ce qu’est la sémiologie musicale, tout simplement parce que le concept de sémiologie est lui-même très vaste. Si, dans les années soixante, et avec la caution d’un Barthes ou d’un Lévi-Strauss, structuralisme et sémiologie sont pratiquement synonymes, les divers courants structuralistes (Ferdinand de Saussure, Louis Trolle Hjelmslev, l’école de Prague, la sémiologie dite de la communication, l’école de Tartu, Aljirdas Jules Greimas, Julia Kristeva, Umberto Eco) sont loin de présenter un front uni. L’influence de la linguistique structurale est évidente chez la plupart de ces auteurs, mais, aux États-Unis, la sémiotique de Charles Sanders Peirce et celle de Charles William Morris proviennent d’horizons philosophiques – logique, pragmatisme – complètement différents.

Toutefois, si, avec le recul, et au-delà des débats purement théoriques et épistémologiques, on cherche à cerner ce que la (ou les) sémiologie(s) de la musique ont apporté d’empirique et de concret à la musicologie, et tout particulièrement à l’analyse musicale, on peut admettre que, indépendamment de la logique propre au cheminement de chaque auteur, elle a introduit dans le travail empirique trois grands axes d’études et de recherches: un renouvellement des approches analytiques sous l’influence des modèles linguistiques structuraux ; une méthodologie précise, élaborée à partir de la psychologie expérimentale, pour l’élucidation de la sémantique musicale ; une conception dite tripartite de l’œuvre musicale considérée comme fait symbolique.

C’est sans doute pour cela, comme l’attestent des ouvrages de synthèse sur l’analyse musicale (I. Bent, 1987, pp. 96-99; N. Cook, 1987, pp. 151-182; J. Dunsby & A. Whittall, 1988, pp. 209-231; J. Kerman, 1985, p. 74), que la sémiologie musicale est considérée comme l’une de ses tendances majeures, aux côtés de l’analyse schenkérienne, de l’approche de Rudolph Réti, de la Set theory (théorie des ensembles) de Allen Forte, des travaux de Leonard Meyer et des propositions de Fred Lerdahl et Ray Jackendoff.

2. Les modèles linguistiques dans l’analyse musicale

À l’époque du structuralisme triomphant, la sémiologie musicale rencontre les modèles d’analyse linguistique pour des raisons à la fois épistémologiques et esthétiques.

Le structuralisme conçoit le signe moins comme l’union d’un signifiant et d’un signifié que comme un élément intégré à un système, entretenant avec ses voisins des rapports «oppositifs et négatifs». Paul Ricœur l’énonce très clairement en 1967: «Le type d’intelligibilité qui s’exprime dans le structuralisme triomphe dans tous les cas où l’on peut: a) travailler sur un corpus déjà constitué, arrêté, clos et, en ce sens, mort; b) établir des inventaires d’éléments et d’unités; c) placer ces éléments ou unités dans des rapports d’opposition binaire; d) et établir une algèbre ou une combinatoire de ces éléments et de ces couples d’opposition.» (in P. Ricœur, 1969, p. 80). Ainsi, par opposition aux approches phénoménologiques, la linguistique semblait ouvrir la voie à des entreprises scientifiques rigoureuses: a) le signe étant traité selon ses différences dans un système, il est caractérisé essentiellement par un jeu de relations; b) cette approche formelle satisfait au principe d’immanence; c) les règles de détermination des phonèmes élaborées par la phonologie et les principes de l’analyse distributionnelle permettent de répondre à l’exigence d’explicitation pour l’étude d’un corpus donné, et la grammaire générative, en proposant de tester des règles descriptives, rencontre l’exigence de falsification .

Ces approches, privilégiant les seules structures musicales aux dépens des stratégies compositionnelles et perceptives, coïncidaient avec la conception esthétique et, peut-on dire, ontologique qu’on se faisait de la musique à cette époque: depuis le célèbre Vom Musikalisch Schönen (Du beau dans la musique ) [1854] de Eduard Hanslick, la plupart des compositeurs novateurs du XXe siècle ont adopté la position de Stravinski: «La musique est, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit [...]. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique» (I. Stravinski, 1962, p. 110). Et Boulez affirmait, sans concession: «La musique est un art non signifiant» (1961, in P. Boulez, 1985, p. 18).

On peut distinguer trois grands modèles linguistiques importés dans l’analyse musicale: la phonologie, la technique paradigmatique, la grammaire générative.

En linguistique, le modèle phonologique a pour objectif de déterminer quels sons appartiennent en propre à une langue: le japonais ne distingue pas entre l et r , le français distingue entre le é de «chantai» et le è de «chantais», l’allemand entre le ch de «Kirche» (église) et celui de «Kirsche» (cerise). Si la phonologie n’a été appliquée à l’analyse des musiques occidentales que de façon très métaphorique, elle a en revanche fourni à l’ethnomusicologie un remarquable outil pour résoudre un de ses problèmes de base, analogue à la détermination des phonèmes d’une langue: quelles sont les hauteurs propres à un système musical? Dans cette direction, l’entreprise la plus aboutie est celle de Vida Chenoweth qui a proposé une méthode fondée sur la phonologie du linguiste américain Kenneth Pike (V. Chenoweth, 1979). Dans son livre sur les Usarufas, on peut trouver la transcription «étique» du corpus musical étudié, c’est-à-dire tel qu’il est entendu par une oreille occidentale, et sa transcription «émique», c’est-à-dire tel qu’il correspond au système musical propre aux autochtones. Les hauteurs émiques sont repérées d’après la fréquence statistique des sons et les déviations sont expliquées d’après leur environnement distributionnel.

La technique paradigmatique, même si elle avait déjà été employée, sans être thématisée, par Schönberg, Constantin Br face="EU Caron" オiloiu ou Boulez, a été élaborée par Nicolas Ruwet en 1966 dans un article désormais historique (in N. Ruwet, 1972, pp. 100-134): elle consiste à réécrire le syntagme d’une mélodie de façon à faire apparaître sur divers axes paradigmatiques les unités musicales en rapport d’identité ou de transformation (voir l’analyse paradigmatique d’un Geisslerlied ). L’ethnomusicologue Simha Arom a été le premier à prolonger la méthode de Ruwet (S. Arom, 1969) et on lui doit, après vingt ans de recherches et de travail, l’application la plus vaste et la plus éloquente de cette technique à divers corpus de polyphonies et de polyrythmies centrafricains (S. Arom, 1985). En ethnomusicologie, une utilisation similaire a été appliquée aux jeux de gorge des Inuit (J.-J. Nattiez, 1987).

Mais, à la différence du modèle phonologique, l’approche paradigmatique a porté sur des corpus de musique occidentale homophonique. La monographie d’Élisabeth Morin sur les virginalistes anglais (É. Morin, 1979) permet de comparer le traitement d’un même thème par deux compositeurs. Le thème de la Symphonie no 40 de Mozart a bénéficié d’une véritable fortune taxinomique (G. Stefani, 1976, pp. 37-46, critiqué par F. Noske, 1977; L. Bernstein, 1982, pp. 45-49, critiqué par F. Lerdahl & R. Jackendoff, qui travaillent sur ce thème tout au long de leur livre [1983, pp. 22-28, 47-52, 85-90, 258-260]), sans doute parce que la perspective paradigmatique est particulièrement efficace pour montrer pourquoi des structures syntaxiques sont ambiguës (voir, à ce sujet, l’analyse de l’Intermezzo , op. 119, no 3, de Brahms in J.-J. Nattiez, 1975, pp. 297-330). Jean-Jacques Nattiez a également tenté de pousser à la limite les possibilités d’investigation combinatoire d’une pièce aussi courte, et apparemment aussi simple, que Densité 21,5 de Varèse (J.-J. Nattiez, 1982). Mais c’est probablement l’œuvre de Debussy qui a fait l’objet d’une attention toute particulière en sémiologie musicale: un article initial de Nicolas Ruwet où il analysait le prélude de Pelléas (1964, in N. Ruwet, 1972, pp. 70-95) a fait l’objet d’un prolongement critique (J.-J. Nattiez & L. Hirbour-Paquette, 1973); David Lidov a proposé, de Voiles , une analyse remarquée (D. Lidov, 1975, pp. 87-98); Syrinx a fait l’objet d’une décomposition paradigmatique détaillée (in J.-J. Nattiez, 1975, pp. 330-354) et Marcelle Guertin a traité des techniques de développement thématique dans le premier livre des Préludes (M. Guertin, 1981). Une thèse du Néo-Zélandais Craig Ayrey approche Debussy dans une perspective similaire.

Mais, parmi les modèles linguistiques importés dans l’analyse musicale, c’est la grammaire générative de Chomsky qui a le plus retenu l’attention, sans doute parce que, dès la fin des années soixante, elle est devenue le paradigme dominant de la linguistique moderne. Mais, pour explicite que soit sa démarche, son influence sur la musicologie s’est traduite par des travaux d’orientations diverses car la théorie chomskyenne, outre ses aspects linguistiques, présente des dimensions psychologiques, épistémologiques et philosophiques.

Selon les principes de Chomsky, une grammaire générative se propose de décrire par un nombre fini de règles l’infinité des phrases acceptables dans une langue. Dans le domaine musical, l’outil génératif s’adaptait particulièrement bien à la description d’un style et, entre 1969 et 1984, on relève dans la littérature une dizaine de corpus ethnomusicologiques spécifiques décrits par une batterie de règles. Mais on retiendra, à titre de modèle, la grammaire du srepegan javanais élaborée par Judith et Alton Becker (A. & J. Becker, 1979), suffisamment efficace pour qu’il soit possible de fabriquer soi-même de nouvelles pièces à partir des règles proposées. Du côté de la musique occidentale, Mario Baroni et Carlo Jacoboni (1978) ont proposé une grammaire générative de la partie de soprano des chorals de Bach, une des rares qui ait été réellement testée par ordinateur.

Si l’application musicale de la méthode chomskyenne a porté sur autre chose que la description stylistique des corpus, c’est parce que, très tôt, des théoriciens qui avaient adopté la perspective analytique de Heinrich Schenker ont été frappés par l’analogie remarquable entre le modèle de Chomsky – qui propose de générer une structure de surface à partir d’une structure profonde par l’intermédiaire de transformations – et le modèle de Schenker – qui identifie une base sous-jacente (Hintergrund ), une base médiane (Mittelgrund ) et une base génératrice de la surface (Vordergrund ). L’analogie n’a pas manqué de susciter des travaux utilisant le format du modèle chomskyen pour présenter les résultats d’une analyse schenkérienne (M. Kassler, 1967, 1975; S. W. Smoliar, 1980).

À la différence de l’approche paradigmatique – qu’on qualifie parfois de taxinomique ou de classificatoire –, la perspective chomskyenne est hypothético-déductive . Elle propose de partir de l’intuition que nous avons de la structure du domaine étudié; puis, on établit des règles pour en rendre compte et on les modifie si leurs conséquences s’avèrent inacceptables. Un certain nombre de travaux ont donc utilisé la perspective chomskyenne pour tester la pertinence d’une théorie déjà constituée. C’est la direction que proposait Nicolas Ruwet en 1975 dans un article où il reniait l’orientation paradigmatique de ses premiers travaux. Dans le même esprit, on peut citer tout particulièrement le travail empirique de John E. Rothgeb (1968), qui part de traités de basse chiffrée et examine quelles règles manquent à la théorie pour qu’il soit possible de générer mécaniquement le résultat musical escompté.

Plus Chomsky a évolué, plus il a insisté, sans toutefois fournir beaucoup de preuves empiriques, sur la pertinence psychologique, voire biologique, des grammaires génératives, d’où le lien qui s’est établi par la suite entre le chomskysme et la psychologie cognitive. Et c’est parce qu’ils se sont donné comme objectif de fournir les règles générales qui commandent la perception de la musique que F. Lerdahl et R. Jackendoff ont intitulé leur livre A Generative Theory of Tonal Music (1983). Il s’agit là probablement d’un des ouvrages d’analyse musicale les plus remarquables de la décennie quatre-vingt, mais, malgré l’affirmation de ses auteurs, sa méthodologie reste d’esprit taxinomique.

3. La sémantique musicale

C’est dans une toute autre perspective, méthodologique et esthétique, que se placent les analyses qui se proposent de faire apparaître la dimension sémantique des œuvres et des corpus, puisque, à la différence du structuralisme, qui considère les œuvres comme des objets formels, l’approche sémantique reconnaît que la musique est le véhicule d’émotions, de sentiments, d’images appartenant au vécu des compositeurs et des auditeurs. Son objectif est de déterminer lesquels.

La sémantique musicale, depuis la théorie de l’êthos chez Platon, est aussi vieille que la musique elle-même, et depuis que, avec le romantisme, le discours-sur-la-musique accompagne le fait musical, on a vu proliférer toutes sortes d’herméneutiques musicales, plus ou moins sérieuses, plus ou moins subjectives. À côté de laïus journalistiques peu recommandables, la reconstruction musicologique, surtout pour les œuvres vocales, s’est attachée à établir un lien assez précis entre les moyens musicaux utilisés et la signification véhiculée par le texte. On pense en particulier aux travaux déjà anciens de André Pirro, Albert Schweitzer et Jacques Chailley sur Bach, à la multitude d’exégèses sur les leitmotive wagnériens et, plus récemment, au livre de Frits Noske (1977), qui se réclame de la sémiologie, sur les opéras de Mozart et de Verdi.

Mais deux champs de recherche retiendront particulièrement notre attention. Du côté de l’ethnomusicologie, Charles Boilès, s’élevant avec vigueur contre le préjugé hanslickien d’un a-sémantisme universel de la musique, s’est attaché à montrer, au contraire, que, dans des contextes bien précis, en particulier rituels, la musique instrumentale véhiculait des signifiants musicaux identifiables, renvoyant à des signifiés qu’on pouvait dégager par enquête auprès des autochtones. Dans ses études sur les Tepehua (1967) et les Otomi (1969), il a utilisé la technique paradigmatique pour faire l’inventaire des unités musicales susceptibles d’être porteuses de significations, et c’est par un aller et retour entre signifiants et signifiés qu’il est parvenu à établir de véritables lexiques de significations musicales. La même méthode a été utilisée avec succès par Monique Desroches (1980) pour l’étude sémantique des rythmes de tambour dans les cérémonies des Tamouls, descendants d’immigrés en Martinique. Il semble que ces associations sémantiques soient beaucoup plus répandues qu’on ne le croit, si l’on se fie à certaines descriptions d’anthropologues, par exemple celles de Geneviève Calame-Griaule à propos des Dogon (1965).

Dans une toute autre perspective, Robert Francès (1958) puis Michel Imberty (1979 et 1981) ont utilisé les techniques de la psychologie expérimentale pour connaître quelles significations les auditeurs associent à des œuvres de musique occidentale. L’entreprise consiste à inventorier, classer et comptabiliser les réponses verbales associées à des fragments musicaux par des auditeurs cobayes convenablement choisis. Dans l’état présent des recherches, la sémantique musicale réussit surtout à dresser, pour l’ensemble d’une œuvre, des cartes de traits qui dessinent le style sémantique d’un auteur, et c’est ainsi que M. Imberty a pu confronter le style sémantique de Brahms à celui de Debussy. Si, pour lui, c’est le facteur temps qui, d’une façon générale, est à la base du sémantisme musical, il n’en reste pas moins que, dans chaque cas particulier, la raison profonde du lien entre le signifiant et le signifié n’est qu’imparfaitement élucidée. Pourtant, il ne fait aucun doute que ces liens existent: F. Noske (1977, chap. VIII) a pu démontrer qu’il existe bien un topos musical de la mort (deux, trois ou quatre brèves suivies d’une longue), parfaitement stable de Lully à Verdi et à Wagner.

4. La conception tripartite de la sémiologie musicale

Le recours aux modèles linguistiques et l’utilisation de la psychologie expérimentale reposent, comme on l’a montré, sur deux conceptions ontologiques opposées de la musique: la première la traite comme un système de formes pures, la seconde comme un objet immergé dans le vécu humain. Il y a du vrai dans les deux positions, et c’est ce que tente de démontrer la théorie tripartite de la sémiologie due à Jean Molino. Conçue pour n’importe quel type d’œuvre ou de pratique humaine, elle a été exposée pour la première fois à propos de la musique (J. Molino, 1975). Selon cette théorie, les domaines que la sémiologie étudie sont des faits symboliques dans la mesure où il n’y a pas de textes ou d’œuvres musicales qui ne soient le produit de stratégies compositionnelles (ce qu’étudie la poïétique ) et qui ne donnent lieu à des stratégies perceptives (que doit prendre en charge l’esthésique ). Entre les deux se situe l’étude du niveau neutre ou immanent , c’est-à-dire l’étude de structures dont on ne préjuge pas a priori qu’elles sont pertinentes poïétiquement ou esthésiquement.

Un exemple permettra de comprendre pourquoi l’analyse du niveau neutre – une notion bien controversée qui a suscité de nombreuses critiques et polémiques – est nécessaire entre les deux autres pôles. Qu’est-ce que le style musical? De toute évidence, la récurrence de traits inscrits dans la texture sonore: il est donc possible de les repérer et de les inventorier. Tel est l’objectif de l’analyse du niveau neutre. Mais cet inventaire de traits ne correspond pas nécessairement à la façon dont le style est perçu, d’autant plus que la perception stylistique est orientée par des facteurs qui ne sont pas présents dans l’œuvre elle-même, comme la connaissance que nous avons de la place de la pièce dans l’œuvre globale du compositeur ou dans l’histoire de la musique. Déterminer les contours de cette perception – qui se présente le plus souvent comme une sélection des traits relevés par l’analyse du niveau neutre – est du ressort de l’analyse esthésique. Mais ni l’analyse du niveau neutre ni l’analyse esthésique ne nous disent comment le style considéré s’est formé: c’est à l’enquête poïétique de l’établir. Comme on le voit, si l’on veut rendre compte de la totalité du phénomène symbolique que représente une œuvre, il est nécessaire de décrire ces trois niveaux, et il faut pour cela faire appel à des méthodes, ou à des branches du savoir, déjà constituées: investigations historico-stylistiques, descriptions immanentes, analyses perceptives. Mais l’originalité – et la difficulté – de la conception tripartite, c’est de mettre ensemble des modes d’analyse hétérogènes qui relèvent de méthodologies qui se sont développées indépendamment les unes des autres.

Les premières tentatives d’analyse tripartite (Nomos Alpha de Xenakis par G. Naud, 1975; Densité 21,5 de Varèse par J.-J. Nattiez, 1982) sont encore imparfaites dans la mesure où la démonstration ne sera vraiment éloquente que lorque chaque œuvre analysée aura été systématiquement immergée dans une ou plusieurs séries d’œuvres auxquelles elle est stylistiquement apparentée. C’est cette mise en série qui permet de définir le niveau de pertinence des traits observés dans l’œuvre. Comme la théorie de la tripartition a une portée générale, elle a pu être utilisée pour donner un nouvel éclairage – plus du point de vue de la musicologie que de l’analyse musicale strictement dite – à l’étude de problèmes musicaux bien connus. Dans un ouvrage entier, Jean-Jacques Nattiez s’est penché sur les différents niveaux de signification de la Tétralogie selon qu’on la regarde du point de vue des systèmes philosophiques auxquels Wagner fait appel, ou du point de vue du metteur en scène ou du chef d’orchestre (J.-J. Nattiez, 1983) [cf. figure]. La tripartition lui a également permis de montrer que, au-delà de son formalisme apparent, la conception esthétique de Hanslick varie selon qu’il traite de l’«œuvre en elle-même», de l’attitude du compositeur ou des réactions des auditeurs (J.-J. Nattiez, 1986). Dans une étude sur les critiques de Glenn Gould, Ghislaine Guertin (1983) a montré comment le contenu de ces critiques varie en fonction de la conception a priori que l’on se fait des œuvres interprétées et selon le poids qui est donné à telle ou telle variable, sélectionnée parmi toutes celles qui interviennent dans le fonctionnement symbolique de l’œuvre.

Si la théorie de la tripartition ne fait pas appel à une méthode qui lui soit propre, du fait qu’elle cherche à montrer à la fois la spécificité de chaque niveau et les relations qui s’établissent entre eux, elle conduit à thématiser une notion élaborée pour l’épistémologie de l’histoire (P. Veyne, 1971) et que Jean-Jacques Nattiez a, dans un premier temps, appliquée à l’analyse musicale (J.-J. Nattiez, 1985): le concept d’intrigue. Une explication poïétique, une description immanente, une analyse perceptive font chacune appel à une certaine sélection de données, parmi toutes les données possibles qui sont, théoriquement, en nombre infini. Aussi cette sélection se fait-elle en fonction de l’intrigue appelée à en organiser les éléments retenus. Le fait de distinguer entre trois niveaux pour rendre compte d’une œuvre est en lui-même une intrigue, mais les modalités de la description propre à chaque niveau – dans le travail de Nattiez, le fait de traiter chaque paramètre séparément, par exemple (J.-J. Nattiez, 1987, 3e partie) – relève également d’une intrigue. Le prochain objectif de la conception tripartite de la sémiologie musicale sera de montrer comment l’intrigue opère sur une mise en série d’œuvres ou de phénomènes bien délimités.

On aura donc compris qu’il n’existe pas encore de démonstration empirique complète de cette approche: la sémiologie musicale n’est pas au bout de sa course. Mais il est possible d’illustrer une première utilisation pratique de la tripartition par rapport aux analyses musicales existantes. Trop rarement, chaque analyste tient pour acquis que l’intrigue qu’il a choisie, explicitement ou non, est suffisante. Parfois, il précise qu’il se place du point de vue du compositeur ou de celui de l’auditeur. Dans l’état d’éclatement où se trouve l’analyse musicale aujourd’hui, il est intéressant d’utiliser la tripartition pour déterminer quelle est la pertinence de chaque analyse particulière. Nous distinguons six cas de figure.

L’analyse du rythme du Sacre du printemps par Boulez est un parfait exemple de l’analyse immanente . Elle neutralise le poïétique, comme l’auteur l’indique explicitement: «Je n’ai pas prétendu ici découvrir un processus créateur, mais rendre compte du résultat, les rapports arithmétiques étant les seuls tangibles. Si j’ai pu remarquer toutes ces caractéristiques structurelles, c’est qu’elles s’y trouvent, et peu m’importe alors si elles ont été mises en œuvre consciemment ou inconsciemment» (P. Boulez, 1966, p. 142).

Dans l’analyse poïétique inductive , on part de l’observation des structures immanentes de l’œuvre et on en induit quel a dû être le processus compositionnel. Dans son analyse de La Cathédrale engloutie , par exemple, R. Réti (1961, pp. 194-206), observant l’importance des quintes et des quartes dans les motifs thématiques et le développement de la pièce, en tire la conclusion que ce sont là les «cellules génératrices» de l’œuvre.

Dans l’analyse poïétique externe , le musicologue part au contraire d’un document poïétique – lettres, propos, esquisses –, et il analyse l’œuvre à la lumière de ces informations extérieures à l’œuvre. Citon l’exemple de l’analyse stylistique de Beethoven par Paul Mies à partir de ses esquisses (P. Mies, 1929). De son côté, Leonard B. Meyer (1979) suggère un modèle poïétique du style fondé sur la reconstruction de la «matrice» de possibilités à partir de laquelle un compositeur innove en fonction de l’état du style laissé par ses devanciers.

On retrouve, mutatis mutandis, les deux mêmes cas de figure du côté de l’esthésique.

L’esthésique inductive est la plus couramment pratiquée, puisque le musicologue s’érige en conscience collective des auditeurs et décrète «que c’est ça que l’on entend». Ce genre d’analyse se fonde sur l’introspection perceptive ou sur les connaissances générales que l’on a à propos de la perception musicale.

L’esthésique externe , elle, part d’une information recueillie auprès des auditeurs pour tenter de savoir comment l’œuvre a été perçue. C’est évidemment ainsi que travaillent les psychologues expérimentalistes.

Un grand nombre d’analystes considèrent qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre la poïétique et l’esthésique, puisqu’il existe un «code tonal», notamment harmonique: il n’y aurait pas de différence entre la perception «intérieure» du compositeur et celle de l’auditeur. C’est sur une hypothèse de ce genre qu’est fondée la théorie harmonique de Heinrich Schenker et l’approche plus récente de F. Lerdahl et R. Jackendoff. Dans ce cas, les auteurs mettent le signe «égale» entre poïétique, niveau neutre et esthésique.

Pour notre part, s’il nous est permis de conclure par une vue personnelle, nous croyons que la sémiologie musicale fondée sur la tripartition a raison de reposer sur une hypothèse différente. En admettant que le code harmonique des œuvres classiques et romantiques, du fait de l’acculturation tonale, soit commun au compositeur et aux auditeurs, peut-on en conclure que la totalité de l’œuvre, stratifiée qu’elle est selon chacun de ses paramètres (harmonie, métrique, rythme, organisation des intervalles, phraséologie, etc.), est perçue selon des stratégies identiques à celles qui lui ont donné naissance? Certes, il est pédagogiquement plus facile – et même nécessaire – de traiter l’œuvre comme si elle fonctionnait de façon homogène, mais du point de vue de la connaissance rigoureuse, il est possible que, ce faisant, on passe à côté de la complexité de son fonctionnement symbolique. Et c’est pour mieux comprendre la nature et les niveaux de l’antinomie entre le compositeur et les auditeurs que la sémiologie musicale tripartite aborde les œuvres comme elle le fait. Alors seulement elle est en mesure d’étudier ce qu’est vraiment la «communication» musicale dont on parle tant, sans vraiment connaître son degré de réalité. Quels que soient les résultats à venir, tel nous semble être, en tout cas, l’enjeu de cette sémiologie musicale tripartite encore tâtonnante: elle touche un problème particulièrement crucial à une époque de l’histoire de la musique où on se préoccupe de plus en plus de réconcilier les compositeurs et les auditeurs.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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